Qu’est-ce qu’une tendance lourde ?
L’élaboration des futurs possibles et la construction des scénarios prospectifs nécessitent, entre autres, l’identification des tendances lourdes qui parcourent le système prospectif. Comme l’indique Godet (2006 : 38), « la méthode des scénarios vise à construire des représentations des futurs possibles, ainsi que les cheminements qui y conduisent. L’objectif de ces représentations est de mettre en évidence les tendances lourdes et les germes de rupture de l’environnement général et concurrentiel de l’organisation ».
De manière générique, la notion de tendance renvoie à l’orientation que prend l’évolution d’une variable. Deux types de tendances sont particulièrement intéressants en prospective car ils offrent un haut degré de certitude ou de prévisibilité, ce qui facilite l’élaboration des scénarios.
Le premier type renvoie aux tendances inéluctables : la tendance est inévitable et non maîtrisable à un horizon temporel donnée (le vieillissement de la population en Wallonie à l’horizon 2040, par exemple) ou inscrite dans une échéance programmée et non modifiable (la prescription d’un dispositif législatif fixée à une date butoir).
Le deuxième renvoie aux tendances lourdes. Pour Godet, la tendance lourde est un mouvement qui se manifeste sur une période suffisamment longue pour que l’on puisse prévoir son évolution dans le temps. (Godet, 1983 : 111). Cette évolution est significative et s’inscrit dans la durée. Elle correspond à un phénomène inscrit dans un passé de relativement long terme et caractérisé par une dynamique qui ne peut s’interrompre demain. À la différence de la tendance inéluctable, elle présente un caractère moins profond, moins déterminé. Cependant, la probabilité qu’elle se maintienne et conditionne le futur apparaît très élevée. Ces tendances lourdes renvoient, dans la littérature anglophone, aux givens, ces facteurs dont on sait avec une certitude raisonnable qu’ils influenceront l’avenir et dont on peut également postuler avec une certitude raisonnable le sens de leur évolution (Meinert : 2014). La baisse de la pratique religieuse en Belgique, par exemple, constitue une tendance lourde (De Brabandère & Mikolajczak : 2008).
Dans cette perspective, le repérage d’une tendance lourde permet d’établir des « pré-connus » et, dès lors, d’anticiper des avenirs probables à partir de l’analyse approfondie de processus dominants (cf. Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement de la Région du Pays de la Loire, 2012). Ce repérage constitue donc une composante du travail prospectif des plus utiles pour la construction des scénarios.
L’identification des tendances inéluctables et des tendances lourdes qui parcourent le système sous étude est rendue possible par l’examen rétrospectif des variables de celui-ci. De fait, cet examen évite de privilégier la seule prise en compte de la situation actuelle, dont l’analyse peut être biaisée par la conjoncture. En identifiant les mécanismes et les acteurs déterminants des évolutions passées, il permet de mettre en évidence les invariants du système et d’ainsi faciliter la détection des germes de changement et la construction des scénarios.
L’analyse des tendances lourdes est privilégiée dans les approches francophones de la prospective, « qui accordent une place importante à la rétrospective, aux indicateurs et ordres de grandeur, et à la formulation d’une variété d’hypothèses d’évolution à l’horizon temporel du sujet étudié » (Lamblin (2017 : 1). Dans les pays anglophones, la pratique du foresight considérera plus volontiers les megatrends.
Les deux concepts ne sont pas synonymes. Le premier vise une tendance caractérisée par une inscription dans le temps long et une certaine prédictibilité mais n’affecte pas nécessairement l’ensemble des (sous-)systèmes alors que le second désigne une transformation profonde dont les effets sont très importants et transversaux mais dont l’épaisseur historique n’est pas nécessairement avérée. Une même évolution peut donc constituer à la fois une tendance lourde (inscription dans le temps long et forte prédictibilité) et une mégatendance (présence et effets généralisés), comme c’est le cas du vieillissement démographique.
Ce vieillissement peut être considéré comme une mégatendance car cette tendance n’est pas locale et elle a des implications profondes et globales sur divers aspects de la société (économie, systèmes de santé, politiques publiques, …). Elle influence de nombreux secteurs et nécessite des adaptations à long terme, ce qui est caractéristique des mégatendances. Cependant, il est également possible de considérer cette tendance comme une tendance lourde : c’est un phénomène stable et continu sur une longue période et dont la prédictibilité à un horizon temporel relativement lointain. Néanmoins, de par son impact global et de sa capacité à remodeler profondément les rapports sociaux, les activités économiques, les politiques publiques, les besoins en soin de santé,…, il est plus souvent classé comme une mégatendance.
Bibliographie
De Brabandère, L, Mikolajczak, A (2008). Il sera une fois… la prospective stratégique. L’Expansion Management Review, 2008/1 N° 128. pp. 32-43, en ligne : https://doi.org/10.3917/emr.128.0032
Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement de la Région du Pays de la Loire (2012), Lexique de prospective territoriale, en ligne : http://www.pays-de-la-loire.developpement-durable.gouv.fr/lexique-de-prospective-territoriale-r821.html
Godet M. (2006), Prospective stratégique : problèmes et méthodes, Cahiers du Lipsor, Vol. 20, en ligne : http://mouradpreure.o.m.f.unblog.fr/files/2010/04/cahierlipsorprospectivegodet.pdf
Godet M. (1983) Méthode des scénarios, Futuribles, N°71, novembre, pp. 110-120, en ligne : https://www.futuribles.com/fr/revue/71/methode-des-scenarios/
Lamblin V. (2017) L’outil « fiche variable » Futuribles, Juin, Paris, en ligne : https://www.futuribles.com/fr/groupes/prospective-and-strategic-foresight-toolbox/document/loutil-fiche-variable/
Meinert S. (2014) Guide pratique. L’élaboration de scénarios, European Trade Union Institute, en ligne : https://www.etui.org/sites/default/files/Scenario_Building_FR_finale.pdf
Pour aller plus loin
Kuosa T. (2010) Futures signals sense-making framework (FSSF): A start-up tool to analyse and categorise weak signals, wild cards, drivers, trends and other types of information. Futures. 42. pp. 42-48. , en ligne : : https://www.researchgate.net/publication/247150625_Futures_signals_sense-making_framework_FSSF_A_start-up_tool_to_analyse_and_categorise_weak_signals_wild_cards_drivers_trends_and_other_types_of_information
Slaughter, R. A. (1993) Looking for the real ‘megatrends, Futures, 25(8), pp. 827–849, en ligne : https://web.engr.uky.edu/~jrchee0/CE%20401/Megatrends-Naisbitt/Looking%20For%20Real%20Megatrends_Slaughter.pdf
Struyf I., Steertegem M., Brouwers J., Peeters B. (2015) Megatrends: far-reaching, but also out of reach? How do megatrends influence the environment in Flanders? MIRA Future Outlook Report 2014. 10.13140/RG.2.1.1531.5921., en ligne : https://www.researchgate.net/publication/273020641_Megatrends_far-reaching_but_also_out_of_reach_How_do_megatrends_influence_the_environment_in_Flanders_MIRA_Future_Outlook_Report_2014