La prospective implique-t-elle toujours une large participation ?
La participation est une dimension essentielle de la démarche prospective, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, la prospective considère que, pour appréhender le réel dans sa complexité, il est nécessaire de prendre en compte une multiplicité de points de vue sur le système dont on envisage les futurs possibles. D’autre part, la démarche prospective s’inscrit dans une visée d’apprentissage et d’encapacitation d’acteurs et de parties prenantes qui s’interrogent sur leur avenir ou celui du système qui les préoccupe.
Si l’intelligence collective et l’apprentissage mutuel sont inhérents à la démarche prospective, l’intensité et l’ampleur de la participation peuvent varier selon les objectifs et le type de projet à mener.
Une première manière de décrire la participation dans les processus prospectifs serait de reprendre la notion d’échelle de la participation. Proposée dans les années 1960 par l’urbaniste Sherry Arnstein, cette notion permet de rendre compte de la manière dont les citoyens sont impliqués dans des dispositifs, depuis la simple « information », jusqu’au contrôle effectif sur la décision, en passant par des formes de participation plus symboliques ou « décoratives ». D’autres échelles ou mesures de la participation ont vu le jour à la suite des travaux d’Arnstein, à l’image de l’échelle de la participation publique de l’Institut du Nouveau Monde (2013) qui comporte cinq degrés, tout comme celle des politologues néerlandais Edelenbos et Klijn (2006), laquelle va de la simple information à la co-décision, en passant par la consultation, le rôle de conseil et la co-production. Dans ces échelles, le lien avec la décision s’avère déterminant pour décrire la participation. En revanche, comme ces outils ont été pensés spécifiquement pour la participation citoyenne, ils ne répondent pas à la question du niveau variable de mobilisation et, par exemple, à l’intégration dans le processus d’un nombre plus ou moins élevé de parties prenantes hétérogènes. Or, il s’agit d’un point d’attention essentiel des projets de prospective.
En croisant ces deux dimensions, on peut distinguer quatre situations-types, selon, d’une part, le niveau de mobilisation souhaité (faible ou élevé) et, d’autre part, le lien (direct ou non) de la démarche avec la prise de décision (Bootz, 2010 ; Bootz et al., 2019). Une situation de type « aide à la réflexion » pourra ainsi parfaitement s’accommoder d’une participation limitée à un petit groupe de parties prenantes sans lien avec la décision. On peut citer ici comme exemple le travail réalisé à l’IWEPS sur les futurs possibles du transport aérien de passagers (Guyot et Juprelle, 2022), initié à titre de premier balisage prospectif pour alimenter le débat public sur cette question. À l’extrême opposé, une démarche de « conduite du changement », qui doit aboutir à la définition d’un plan stratégique, impliquera étroitement un plus grand nombre de parties prenantes qui verront leurs représentations et cadres d’analyse se transformer profondément au cours du processus. Pour reprendre l’exemple d’une autre étude menée à l’IWEPS, le projet sur la digitalisation de l’administration wallonne (Calay et al., 2019) correspond à ce cas de figure : il visait en effet à élaborer une stratégie de digitalisation qui aligne les différents cadres cognitifs d’un grand nombre de parties prenantes.En pratique, les situations intermédiaires ou hybrides seront nombreuses à se présenter, qu’il s’agisse, par exemple, d’impliquer un grand nombre de parties prenantes dans des projets de prospective exploratoire, ou, au contraire, de travailler avec un groupe restreint de décideurs.
L’ampleur de la mobilisation dépend donc des objectifs assignés à la démarche : la première étape de la démarche prospective consistera ainsi, entre autres, à identifier les principales parties prenantes (et leur rôle dans le processus), mais aussi à circonscrire la problématique analysée et à étudier les conditions de faisabilité du projet. Cette étape est d’autant plus cruciale que la participation suscite souvent des attentes très élevées, qui risquent d’être déçues si le périmètre de l’étude n’est pas d’abord soigneusement calibré.
Si la participation, en prospective comme ailleurs, suscite autant de malentendus, cela tient sans doute au fait que le terme est investi de significations multiples. En effet, il peut désigner à la fois (1) un projet politique, (2) un principe de justice et (3) un outil d’aide à la décision.
Premièrement, on entend par démocratie participative « l’ensemble des procédures, instruments et dispositifs qui favorisent l’implication directe des citoyens au gouvernement des affaires publiques » (Rui, 2013). En permettant aux gouvernés d’être impliqués directement dans les affaires qui les concernent, ces dispositifs viendraient pallier les limites, voire la crise présumée des institutions de la démocratie représentative. Bien que ces dispositifs puissent être institutionnalisés et rendus obligatoires (comme, par exemple, l’enquête publique préalable à un projet d’aménagement du territoire, prévu au CWATUP et au Code wallon de l’environnement), leur lien avec la décision politique est toutefois souvent ténu. Cela n’empêche pas ces dispositifs de connaître aujourd’hui une vague sans précédent dans les pays développés (OECD, 2020). Leur popularité peut ainsi conduire à considérer comme « normal » de consulter largement certaines parties prenantes (voire des citoyens) dans une démarche prospective, alors que cette implication ne va pas nécessairement de soi.
Deuxièmement, dans un sens assez proche, la participation peut désigner le principe de justice procédurale qui sous-tend de telles démarches : indépendamment de son résultat (en termes distributifs), une décision sera supposée plus « juste » si elle associe les destinataires de la décision. Au nom de ce principe, dans des cas extrêmes, la participation peut ainsi être utilisée, voire instrumentalisée, pour légitimer une décision, ce qui peut faire peser sur le processus dans son ensemble un soupçon de manipulation (que les participants perçoivent cependant souvent assez vite).
Enfin, la participation peut, plus modestement peut-être, représenter un outil d’aide à la décision : indépendamment de ses effets en termes de légitimation, la participation de destinataires de la décision (citoyens, usagers, parties prenantes, etc.) permet de prendre de meilleures décisions, c’est-à-dire non seulement plus « justes », mais plus informées, plus pertinentes et plus robustes.
Ces dimensions ne sont pas mutuellement exclusives. On peut par exemple initier un processus participatif parce qu’on y est contraint par la législation, mais aussi parce qu’on pense que c’est intrinsèquement juste, qu’il faut dépasser le cadre de la démocratie représentative au sens strict, mais qu’en outre, cela va substantiellement améliorer la décision. À l’inverse, il n’est pas nécessaire de souscrire au projet politique de la démocratie participative pour initier une démarche participative : celle-ci peut se justifier simplement parce qu’on est convaincu qu’elle pourra améliorer le processus de décision.
Face à ces questions d’échelle, d’intensité, voire de nature de la participation, afin d’éviter tout malentendu sur la portée du dispositif (notamment son lien avec la décision), il est d’autant plus essentiel de clarifier d’emblée le cadre et les justifications de la participation, tant pour les participants que pour le commanditaire et les destinataires de la démarche prospective. On rappellera également que la participation a un coût : tout dispositif, même à petite échelle, suppose la mobilisation de ressources conséquentes (mobilité et accueil des participants, conception et facilitation du dispositif, analyse des résultats), a fortiori si le processus est itératif et requiert de solliciter les participants à plusieurs reprises. La question de la faisabilité est donc primordiale, si l’on ne veut pas que le degré et la nature de la participation deviennent de simples “variables d’ajustement” du projet. En somme, la meilleure mobilisation n’est pas toujours la plus large ou la plus intense : elle est celle qui répondra le mieux à la question prospective et aux attendus de la démarche.
Bibliographie
Arnstein, S.R. (1969) A Ladder of Citizen Participation, Journal of the American Institute of Planners, vol. 35, no 4 pp. 216-224.
Bootz, J.-P. (2010) Strategic Foresight and Organizational Learning : A Survey and Critical Analysis, Technological Forecasting and Social Change, vol. 77, n° 9, pp. 1588-1594.
Bootz, J.-P., Monti, R., Durance, P., Pacini, V. et Chapuy P. (2019) The Links between French School of Foresight and Organizational Learning : An Assessment of Developments in the Last Ten Years, Technological Forecasting and Social Change, vol. 140, pp. 92-104.
Calay, V., Mosty, M. et Paque, R. (2019) La digitalisation de l’administration publique wallonne. Etat des lieux et perspectives, Rapport de recherche n°29, Namur, IWEPS.
Edelenbos J.et Klijn E.H. (2006) Managing Stakeholder Involvement in Decision Making : A Comparative Analysis of Six Interactive Processes in the Netherlands, Journal of Public Administration Research and Theory, vol. 16, no 3, pp. 417-446.
Guyot, J-L. et Juprelle, J. (2022) Le secteur du transport aérien de passagers en Wallonie : une première approche prospective, Cahier de Prospective de l’IWEPS, n°7.
Institut du Nouveau Monde (2013) Les échelles de la participation publique. En ligne : https://inm.qc.ca/les-echelles-de-la-participation-publique/
OECD (2020) Innovative Citizen Participation and New Democratic Institutions: Catching the Deliberative Wave, OECD Publishing, Paris.
Rui, S. (2013) Démocratie participative. In I. Casillo, R. Barbier, L. Blondiaux, F. Chateauraynaud, J.-M. Fourniau, R. Lefebvre, C. Neveu, & D. Salles (éd.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (1e éd.).