Y a-t-il différents types de démarche prospective ?
La prospective peut viser des objectifs très différents. Cette diversité se traduit dans des démarches qui partagent une philosophie commune (problèmes complexes abordés comme des systèmes, futurs possibles pluriels, méthodes rigoureuses au service de l’aide à la décision), mais qui se distinguent sur au moins deux aspects :
- la direction du mouvement entre présent et futur suivi par le travail anticipatif;
- la configuration initiale du projet.
Pour ce qui est de la direction du mouvement suivi par le travail anticipatif, deux options sont envisageables : partir du présent et explorer les futurs possibles, ou bien partir d’un futur privilégié et « revenir » vers le présent.
La première option est la plus « classique ». On parlera de “prospective exploratoire”. On investigue des futurs possibles, éventuellement pour ensuite identifier les éléments constitutifs d’un futur souhaitable et élaborer une vision prospective. La seconde est dite “normative” et renvoie, notamment, à la méthode du backcasting (Bengston, Westphal et Dockry, 2020). Dans ce cadre, le point de départ est la vision prospective établie et il s’agit de retracer les chemins possibles qui y mènent (logique normative). Dans cette prospective normative, les participants se donnent un horizon d’action et cherchent à identifier les moyens de le faire advenir. La légitimité du futur souhaitable qui est choisi est alors essentielle : si les décideurs ou les parties-prenantes “clés” ne participent pas à sa définition, il existe un risque important qu’ils ne s’approprient pas les résultats de l’étude et donc qu’elle ne remplisse pas son rôle d’aide à la décision.
Dans la pratique, des dispositifs plus hybrides peuvent apparaître afin de tenir compte des finalités visées. Par exemple, un même projet pourrait articuler séquentiellement travail exploratoire et backcasting. Une telle combinaison requiert plus de ressources humaines, financières et plus de temps.
Concernant la configuration initiale du projet, elle s’évalue au regard de la réponse à deux critères : (a) le niveau de mobilisation souhaité et objectivement atteignable et (b) le rôle de la prospective dans la prise de décision.
Ces deux critères délimitent quatre situations-types (Bootz, 2010 ; Bootz et al., 2019) : le support à la décision, le focus stratégique, la mobilisation et la conduite du changement.
Dans une situation de type “support à la décision”, peu d’acteurs sont mobilisés et la connexion avec un processus décisionnel n’est pas directe. Le but est d’informer un petit groupe de décideurs/commanditaires avec une réflexion prospective. L’utilisation des résultats est incertaine, se rapprochant ainsi d’un travail de futures studies. La participation se limite le plus souvent à une consultation de parties-prenantes et les résultats prennent la forme de représentations des futurs possibles, par exemple au travers de scénarios. Un exemple de cette situation pourra être trouvé dans l’étude exploratoire menée à l’IWEPS sur les futurs possibles du transport aérien de passagers (Guyot et Juprelle, 2022).
Le « focus stratégique » correspond à une prospective assez « confidentielle », mais dont le rapport à la décision est direct : la démarche est entreprise pour organiser la réflexion d’un groupe de décideurs et pour leur donner un espace pour questionner leurs représentations. Les résultats doivent directement influencer leurs choix dans un contexte donné. La participation prend donc la forme d’un exercice d’échange réflexif sur les futurs possibles au sein d’un groupe restreint, qui aboutit à la production d’un plan négocié. C’est, par exemple, le cas d’une étude prospective préparant la rédaction d’un nouveau plan stratégique dans une organisation.
La mobilisation correspond à une participation large, mais non connectée à des activités stratégiques. La démarche est principalement cognitive et entend favoriser l’émergence de compréhension partagée parmi les participants. C’est, par exemple, la situation d’une démarche visant à construire une vision dans un champ d’activités nouveau ou qui se réoriente. L’exploration collective des futurs possibles permet, sous certaines conditions, de fabriquer de l’adhésion à des principes communs, sans engager un plan d’action.
Enfin, la dernière situation-type combine connexion forte avec la décision et large mobilisation. Il s’agit alors d’une démarche de « conduite du changement » où les décideurs et l’essentiel des parties-prenantes questionnent leurs représentations, élaborent une vision et contribuent à la définition d’un plan stratégique. Elle est souvent entreprise au niveau d’un territoire ou d’une grande entreprise, qui sont des entités bien définies (à la différence d’un secteur d’activités, par exemple) au sein desquelles les capacités d’agir sont réparties entre plusieurs acteurs. La démarche prospective devient alors un outil pour construire un ou des projets communs.
Ces distinctions sont utiles lors de la conception de projets de prospective. Elles permettent de les calibrer pour qu’ils soient en adéquation avec les objectifs poursuivis.
Bibliographie
Bengston D.N., Westphal L.M., Dockry M.J. (2020). « Back from the Future : The Backcasting Wheel for Mapping a Pathway to a Preferred Future », World Futures Review, 12, n° 3, p. 270-278.
Bootz J.-P. (2010). « Strategic Foresight and Organizational Learning : A Survey and Critical Analysis », Technological Forecasting and Social Change, 77, n° 9, p. 1588-1594.
Bootz J.-P., Monti R., Durance P., Pacini V., Chapuy P. (2019). « The Links between French School of Foresight and Organizational Learning : An Assessment of Developments in the Last Ten Years », Technological Forecasting and Social Change, 140, p. 92-104.
Guyot, J-L. et Juprelle, J. (2022), « Le secteur du transport aérien de passagers en Wallonie : une première approche prospective », Cahier de Prospective de l’IWEPS, n°7.