Que sont les “problèmes pernicieux” ?
Gérer le changement climatique, mener la guerre face au terrorisme, élaborer des politiques de chômage “justes”, adapter la formation à la digitalisation, assurer la qualité de vie tout au long de la vie dans des sociétés vieillissantes, relever les défis de la digitalisation dans les services publics… Tous ces problèmes sont caractérisés par des interactions particulièrement complexes entre différentes dimensions (politique, économique, sociale, technologique…). Cette complexité rend incertaines les conséquences des actions entreprises pour les résoudre, et provoque la fragmentation des points de vue, des valeurs et des stratégies des différentes parties prenantes à leur résolution (Head, 2008). À ce titre, ils constituent des exemples de problèmes pernicieux.
Le concept de problèmes pernicieux (wicked problems) a été initialement développé par Rittel et Webber (1973 ; voir aussi Fransolet, 2019) pour les distinguer de problèmes plus classiques qui peuvent être représentés au travers de relations de causes à effets simples. Plusieurs critères ont été proposés, parmi lesquels : le fait que ces problèmes n’ont pas de formulation définitive, que les solutions ne sont pas vraies ou fausses, mais meilleures ou pires en fonction des points de vue, qu’il n’y a pas d’essais-erreurs possibles (chaque solution appliquée laisse des traces qui durent dans le temps), et que les causes du problème sont sujettes à des controverses, c’est-à-dire des interprétations différentes et conflictuelles (il est impossible de définir une “explication correcte”) (Ritchey, 2013).
En outre, ce sont des problèmes systémiques. L’interdépendance entre les facteurs et l’incertitude élevée concernant leur fonctionnement comme leurs évolutions impliquent que les conséquences des actions entreprises pour les résoudre ne peuvent être identifiées de façon précise et exhaustive, quel que soit l’outil choisi. Lorsqu’il s’agit de réfléchir à leurs évolutions futures, les problèmes pernicieux s’accommodent donc mal des techniques prévisionnelles fondées sur l’extrapolation des tendances observées dans le passé. Parce que la prospective considère le futur comme ouvert et pluriel et adopte une posture systémique, elle convient mieux pour les aborder, car elle autorise, voire recherche, la reformulation du problème selon des perspectives alternatives, l’exploration de scénarios contrastés et l’analyse de l’influence que des choix stratégiques différents peuvent avoir sur l’évolution du système.
La gestion de la pandémie de Covid-19 démarrée en mars 2020 en Europe et en Belgique est un exemple de problème pernicieux. La COVID a d’abord et surtout été considérée comme un problème sanitaire. L’objectif, pour empêcher que la situation n’empire dans les hôpitaux, était de limiter la circulation du virus, et ainsi d’éviter que trop de patients ne soient hospitalisés en même temps, notamment aux soins intensifs. Après la première période de lockdown, des mesures de quarantaine (isolement des cas contacts) et d’isolement (isolement des personnes infectées) ont été prises afin que seules les personnes infectées ou ayant été en contact rapproché avec des personnes infectées ne doivent s’isoler. Ces mesures devaient permettre de limiter le risque sanitaire, tout en préservant les autres secteurs de la vie sociale, comme l’économie, les activités de loisirs, la vie familiale, etc.
Cependant, en décembre 2021-janvier 2022, un nouveau variant, Omicron, est devenu dominant en Belgique (et partout ailleurs dans le monde). Ce variant avait pour spécificité d’être beaucoup plus contagieux et beaucoup moins virulent. En conséquence, les infections ont explosé, avec un pic à plus de 52.000 contaminations avec Omicron le 25 janvier 2022 contre environ 18.000 débuts novembre 2020 pour les autres variants (chiffres de Sciensano), tout en entraînant des conséquences limitées sur les hôpitaux (un pic à 368 admissions le 2 février 2022 contre 713 en novembre 2020) et sur la mortalité (un pic à 50 décès le 14 février contre 210 en novembre 2020.
L’une des répercussions de l’arrivée de ce nouveau variant a été de rendre problématiques les mesures de quarantaines prises initialement pour ménager en même temps les hôpitaux et les autres secteurs de la vie sociale au début de la pandémie. Ainsi, l’explosion des contaminations, si elle restait inquiétante, a finalement entraîné beaucoup moins de séjours aux soins intensifs, et donc de pression sur les hôpitaux. Cependant, cette même explosion des contaminations a eu pour répercussion qu’une proportion importante de la population s’est retrouvée soit infectée, soit cas contact, et de ce fait soumise aux règles de quarantaine et d’isolement. Ceci a provoqué la désorganisation de plusieurs activités : des cours dans les écoles n’ont pu être organisés faute de professeurs, de nombreuses classes ont été annulées à cause du dépassement de la limite de quatre cas contacts. Le service des trains a même dû être revu, avec la suppression de plus de 200 d’entre eux, pour cause d’absentéisme dans le personnel de la SNCB. Les tentatives de réponse au problème posé par la COVID n’ont pas permis de le résoudre, mais ont mené à un nouvel état du système, caractérisé par une nouvelle série de problèmes, requérant à leur tour de nouvelles solutions dont aucune ne sera satisfaisante et définitive.
La prospective permet donc d’explorer les conséquences possibles de problèmes complexes pour un territoire ou une organisation, comme la survenue d’une pandémie pour la Belgique.
Bibliographie
del Castillo, P. A. (2020). Anticiper le changement, rester pertinents : pourquoi les syndicats devraient faire de la prospective. ETUI.
Fransolet, A. (2019). Knowing and Governing Super-Wicked Problems. Université Libre de Bruxelles.
Head, B. W. (2008). Wicked problems in public policy. Public Policy, volume 3 (2), pages 101-118.
Ritchey, T. (2013). Wicked problems. Acta morphologica generalis, 2 (1).
Rittel, H.W.J. et Webber, M.M. (1973). Dilemmas in a general theory of planning. Policy Sciences, 4, pages 155-169.