Est-il possible d’associer démarche prospective et analyse des risques ?
Tremblements de terre, inondations, incendies de forêt… Mais aussi incidents nucléaires, dispersion de substances toxiques dans l’air, attentats terroristes… Ces phénomènes, qu’ils soient d’origine naturelle ou humaine, ont tous un point commun : ils constituent des risques, c’est-à-dire des événements ayant une certaine probabilité d’occurrence et un impact négatif potentiel plus ou moins important.
L’analyse des risques revêt une dimension anticipative qui l’apparente, par de nombreux aspects, à la prospective. Tout d’abord, les deux approches visent à se projeter dans l’avenir, en donnant un éclairage sur ce qui pourrait survenir, mais n’a pas (encore) eu lieu. Leur lecture du futur est donc non déterministe : l’avenir n’est pas donné à l’avance et peut être modifié, de manière volontariste. C’est là un autre trait commun : comme la prospective, l’analyse des risques doit articuler analyse et action. Elle entretient un rapport très étroit avec la décision : analyser les risques, pour un pouvoir public (une autorité s’exerçant sur un territoire) ou privé (une entreprise dont les activités présentent des risques), est une nécessité pour répondre à un certain nombre de règlementations et d’obligations légales (ce qui, en revanche, n’est pas le cas de la prospective). La démarche est orientée vers l’élaboration de mesures pour réduire le risque et/ou limiter l’impact de l’événement redouté, voire d’un plan qui doit pouvoir être mis en œuvre s’il devait se produire. Plusieurs cas peuvent en effet se présenter, en fonction du risque considéré. Là où il est impossible d’empêcher l’événement (un risque naturel comme une inondation, par exemple), on cherchera à limiter son impact, le plus en amont possible (en interdisant de construire en zones inondables). Pour certaines activités industrielles (entreprises de type Seveso, centrales nucléaires), soumises à des règlementations très strictes, les mesures viseront plutôt à réduire le risque au maximum, mais aussi à le transférer, par exemple en le mutualisant (à travers des mécanismes assurantiels) ou en le déplaçant (enfouissement des déchets radioactifs en couches géologiques profondes). Mais dans certains cas, les mesures pourront aller jusqu’à l’interdiction d’utiliser ou de produire certains produits (comme les gaz CFC, responsables de la destruction de la couche d’ozone, interdits depuis 1987).
La gestion de crise proprement dite ne représente en réalité que la dernière étape d’un processus de longue haleine. L’analyse des risques vise ainsi à changer notre attitude face à l’avenir, mais en se donnant un horizon temporel distinct, qui ne correspond pas au long terme de la prospective. Il s’agit surtout de se préparer à être réactif quand il le faudra. Ceci impliquera souvent la surveillance continue de l’environnement, via des dispositifs pour détecter (et diffuser) le plus tôt possible des signes d’émergence d’un danger.
Aujourd’hui, certaines approches du risque rejoignent également la prospective dans leur volonté d’envisager le phénomène sous un angle plus « constructiviste » : le risque y est vu comme une construction sociale, fruit d’interactions complexes et d’incertitudes multiples, qui nécessitent de prendre en compte une pluralité de perceptions et de points de vue. Ce n’est pas là seulement une question de préférence ou de posture épistémologique : la multiplication des risques que le sociologue allemand Ulrich Beck qualifie de « modernes » (2008) tend à démontrer l’insuffisance du modèle dominant, basé quant à lui sur la prévision et le recours à des modèles déterministes. Dans ce dernier modèle, on mobilise en priorité des savoirs « positifs » sur le territoire, de manière à produire des connaissances scientifiques mesurables pour, dans un premier temps, identifier le risque (par exemple, nature des sols et sous-sols, séries temporelles longues de données, cartographies, etc.) et l’évaluer (en recourant à des modèles probabilistes, puis en quantifiant les dommages potentiels). Ce n’est qu’ensuite, dans un second temps seulement, qu’intervient le politique pour les étapes de « gestion » et de « communication » du risque, réduite le plus souvent à une information à sens unique.
Les risques « modernes », mis en évidence par U. Beck (2008) après le choc international qu’a représenté l’accident de la centrale de Tchernobyl, montrent les limites de ce modèle « linéaire » ou « ingénieur » du risque. En effet, ces risques ont pour caractéristiques : (1) d’être globaux (échelles spatio-temporelles élargies) ; (2) d’avoir une origine humaine (ce qui nous renvoie à notre responsabilité devant nos choix technologiques) ; (3) d’être imperceptibles (sauf à disposer de l’outillage scientifique adéquat pour les identifier, la science étant ainsi à la fois source du risque et instrument de sa gestion) ; (4) et de revêtir enfin une dimension « démocratique », dans la mesure où tout le monde, sans distinction, est concerné par ses impacts négatifs. Aujourd’hui, un phénomène comme le changement climatique illustre bien toutes ces dimensions. Il en va de même de nombreux risques émergents, qui tendent à brouiller la frontière entre origine naturelle et humaine, comme l’augmentation des zoonoses (des grippes aviaires à la pandémie de type Covid-19), qui résultent en partie du bouleversement des écosystèmes.
Pour appréhender ces risques, de nouvelles approches dites « intégrées » (Renn, 2005) adoptent une conception plus « qualitative » du risque, qui prend en compte non seulement son aspect scientifique, mais aussi ses dimensions économiques, sociales, culturelles et éthiques. Comme en prospective, ce type d’analyse se veut plus systémique, avec des boucles de rétroaction introduites entre les différentes phases du processus : les étapes de pré-évaluation, d’évaluation, de caractérisation et de gestion sont en étroite interaction. Contrairement au modèle linéaire, la communication détient ici une position centrale. La participation prend également une place décisive : l’analyse des risques articule les points de vue d’un grand nombre d’acteurs et de parties prenantes. Les savoirs mobilisés et le processus de décision s’ouvrent non plus seulement aux experts et aux scientifiques, mais aussi aux décideurs, intervenants de terrain, ainsi que, dans bien des situations, aux riverains, citoyens, « experts d’usage » et autres « personnes concernées », dont les connaissances, souvent non formalisées, peuvent s’avérer précieuses pour pré-évaluer des risques et co-construire des plans d’action efficaces.
D’une certaine manière, cette approche plus « constructiviste » des risques se trouve dans une position comparable à la prospective : toutes deux s’opposent à des conceptions plus quantitatives de l’avenir et de l’incertitude, centrées sur la prédiction et la modélisation. Dans les approches « classiques » du risque ou de l’avenir, on suppose une certaine symétrie entre passé et futur. La prospective, tout comme les analyses intégrées des risques, entendent rompre avec ces visions déterministes.
Ces nombreuses similarités entre analyse des risques et prospective invitent à approfondir les apports réciproques de ces disciplines, dans une logique de fertilisation croisée (Brunet et Guyot, 2019). Nous nous en tiendrons ici à trois pistes.
Premièrement, la prospective peut elle-même contribuer à l’identification de risques, en mettant en évidence les éléments qui, à l’avenir, peuvent être sources d’enjeux pour les acteurs concernés par la démarche. Par exemple, un des mérites d’une étude sur la transition énergétique en Wallonie (Boulanger et al., 2015) aura été de mettre en lumière les risques sociaux induits par certains scénarios (risques de dualisation sociale causés par le choix de modes de production ou de distribution énergétique). Mais cette contribution à l’identification peut aussi se réaliser à travers une veille spécifique.
Deuxièmement, la scénarisation, si souvent pratiquée en prospective, offre un potentiel non seulement pour la détection des risques (lors de la construction de la base prospective), mais aussi en termes de réponses envisageables et de leurs implications systémiques. Par exemple, un exercice portant sur la « durabilité » ou la « résilience » d’un territoire ou d’une organisation ne se limitera pas à une analyse en termes de menaces et d’opportunités : il prendra en compte le temps long, pour intégrer à la réflexion les vulnérabilités propres au territoire et ses dynamiques de changement.
Enfin, par son aptitude à envisager les effets en cascade des événements qu’il étudie, l’analyse des risques peut venir appuyer une démarche prospective centrée sur les bifurcations potentielles et les ruptures de tendance – même pour des événements qui sont, par définition, difficiles à saisir en termes de probabilité d’occurrence. Par exemple, les “cygnes noirs”, autrement dit des événements exceptionnels et inattendus, qui impliquent des bouleversements considérables, mais présentent une très faible probabilité (comme les attentats du 11 septembre), échappent souvent pour cette raison à l’analyse des risques, qui tend à ne pas les prendre en considération. Une approche en termes de risques permettrait néanmoins d’envisager ces événements dans toutes leurs conséquences (de premier, puis de deuxième ordre, etc.). C’est également vrai des wild cards, dont les effets sur le système peuvent être moins brutaux et plus graduels (comme le changement climatique). Sur de tels événements, qui nécessitent un recours à l’imagination contrôlée pour penser l’impensable, prospective et analyse des risques gagneraient à être articulées.
Bibliographie
Beck, U. (2008), La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais » [trad. fr., 2001] [éd. orig., 1986].
Boulanger, P-M., Bréchet, T., Henry, A., Marenne, Y., Pichault, F., Vanderstraeten, P., Messen, J. et Vermeulen, P. (2015). Etude de prospective : “Transition énergétique”. Rapport final, étude pour l’IWEPS.
Brunet, S. et Guyot, J-L. (2019), « Prospective et analyse des risques : une tentative de rapprochement », Working paper de l’IWEPS, n°28.
Renn, O. (2005), White paper on risk governance. Towards an integrative approach, International Risk Governance Council, White paper n°1.
Pour aller plus loin
Borraz, O. (2008), Les politiques du risque, Paris, Presses de Sciences Po
Brunet, S., Fallon, C., Ozer, P., Schiffino, N., Thiry, A. (dir.) (2019), Risques, planification d’urgence et gestion de crise, Bruxelles, La Charte.
Keck, F. (2020), Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Bruxelles, Zones Sensibles.