Prospective, prévision, divination, prophétie… Quelles différences ?
La prospective prend place dans un large ensemble de pratiques ayant pour objectif d’anticiper l’avenir. On peut regrouper ces pratiques autour de trois pôles :
- au pôle le plus ancien, les pratiques de divination ont longtemps constitué le mode privilégié de l’humanité pour tenter de prédire l’avenir. Des augures de l’Antiquité aux astrologues contemporains, l’interprétation de signes et de présages repose sur des techniques magiques et des savoirs ésotériques parfois très codifiés. Elles se distinguent en cela de l’oracle ou de la prophétie, dont la parole s’apparente à une vérité révélée. Cependant, toutes ces formes ont en commun de supposer l’existence de forces invisibles ou surnaturelles, avec qui elles se disent en contact;
- l’avènement de la science moderne marque la rupture avec ce régime magique ou religieux de réalité (Martuccelli, 2014). Estimer l’évolution de l’inflation ou du taux de chômage, prévoir le temps qu’il fera demain, sonder l’opinion pour prédire le vainqueur de la prochaine élection: tous ces jugements relèvent d’un second pôle de pratiques ayant pour objectif la prévision. Ils témoignent d’une confiance dans la capacité de certaines méthodes et outils scientifiques à prévoir, avec un relatif degré de confiance, des événements ou des phénomènes, pour autant que l’on dispose d’une théorie appropriée et d’une connaissance des conditions initiales d’une situation;
- à un troisième pôle, la prospective s’est paradoxalement construite en partie contre l’idée que le futur puisse être prédit. Élaborer des scénarios pour l’avenir des exploitations d’élevage bovins (Calay et al., 2020), imaginer les formes que pourrait prendre la prise en charge des aînés dans la société de demain (Guyot et Marquet, 2017), construire des trajectoires de transition pour des secteurs d’activités économiques diversement affectées par les normes de réduction de gaz à effets de serre (Boulanger et al., 2015) : autant d’activités qui, sous l’intitulé « prospective », se caractérisent par une autre attitude face à l’avenir. Récusant le déterminisme et le court-termisme des prévisionnistes, la prospective privilégie la contingence et les incertitudes, le temps long, les ruptures et les bifurcations. À la causalité des modèles économiques, elle préfère l’approche systémique et invite à considérer les futurs comme des possibilités à explorer, de manière à orienter ou restaurer une capacité d’action. Le futur est envisagé comme un domaine pluriel, à préparer et à construire.
Bien qu’ils se succèdent historiquement, ces trois pôles de pratiques d’anticipation n’en continuent pas moins de coexister et entretiennent des relations complexes.
Souvent opposées, prospective et prévision sont pourtant complémentaires jusqu’à un certain point. D’une part, la prospective peut s’enrichir de démarches plus prévisionnelles, qui peuvent nourrir l’analyse de tendances et paramétrer les futurs possibles. D’autre part, elle peut contribuer à ouvrir ces dernières, par exemple, en donnant une forme scénaristique à des modèles prévisionnels ou à des simulations appliquées à des processus de longue durée (changement climatique, vieillissement). De même, prévision et prospective peuvent toutes deux s’appuyer sur des formes d’intelligence collective, à l’image du Good Judgement Project du politologue Philip Tetlock (qui a tenté de comprendre les ressorts d’un « bon » jugement expert en matière de prédiction) ou du Millenium Project qui, côté Futures studies, agrège depuis plus de vingt ans les opinions d’experts du monde entier quant au futur.
Les prédictions de ce qu’on appelle en langue française la « futurologie » donnent parfois l’impression de s’inscrire dans une démarche proche de la prophétie : elles semblent en effet reposer sur la singularité d’une personnalité inspirée, à la vision éclairée, qui s’est extrait du commun pour annoncer de quoi demain sera fait. Le plus souvent, ce n’est pourtant qu’un futur possible parmi d’autres qui est extrapolé comme « le » futur par excellence. En rupture radicale avec le présent, le futur des futurologues peut consister en l’accomplissement d’une promesse technologique (voyage dans l’espace, transhumanisme, singularité) ou, à l’inverse, d’une menace (effondrement, dystopie). Ainsi entendue, la futurologie adopte en quelque sorte la posture déterministe associée à la prévision (quoique sans son appareillage quantitatif), mais à l’égard d’horizons de longue durée qu’adopte souvent la prospective, ce qui explique la confusion entre les deux démarches – confusion parfois délibérément entretenue par les futurologues eux-mêmes. Bien qu’elle se distingue de la futurologie, la prospective ne peut faire l’impasse sur ce type de vision, ne serait-ce que parce qu’elle se doit de tenir compte de cet imaginaire du futur dans sa démarche, parce qu’il nourrit souvent les représentations du futur que se font les participants à un processus. Pour ne rien simplifier, ajoutons que la terminologie est loin d’être unifiée : ainsi, le terme “futurology” désigne parfois, en langue anglaise, une démarche comparable à ce que les Français nomment “prospective” (Sardar, 2010 ; Kuosa, 2011). Retenons que le pôle divination, loin de se cantonner à des activités folkloriques ou marginales, reste aujourd’hui très présent dans l’espace public, à travers toutes sortes d’expertises savantes ou pseudo-savantes qui prétendent nous éclairer quant au futur.
De ce premier pôle, la prospective a, par ailleurs, conservé quelques aspects atténués, par exemple quand elle en appelle à la créativité ou à l’imagination des participants à une démarche prospective : « wild cards », récits de science-fiction, jeux de rôles et de simulation, brainstorming sont autant d’outils qui peuvent nourrir des ateliers prospectifs et faire progresser la réflexion quant aux futurs possibles. Il en va de même pour la détection de signaux faibles, qui repose en partie sur l’intuition du chercheur et des participants, et leur propension à accueillir des hypothèses marginales ou excentriques. Cependant, ce recours à l’intuition n’est guère possible sans une familiarité avec le système étudié, dans lequel le signal prend sens. De plus, l’intuition n’est pas une fin en soi : elle est analysée et sa pertinence toujours évaluée. C’est une forme de créativité contrôlée que cherche à cultiver la prospective. À ce titre, elle a pleinement sa place dans la démarche, en témoigne le rôle à part entière que lui fait jouer Rafael Popper dans son « diamant du futur », qui tente de positionner les outils et techniques du Foresight selon le type de connaissance mobilisée. Enfin, ces appels à l’imagination se veulent avant tout des outils d’exploration de futurs pluriels et incertains, à l’opposé de la certitude quant à l’avenir associée aux démarches de divination, voire de prévision.
L’analyse des relations de la prospective avec les deux autres pôles doit donc être nuancée. Ces démarches sont en réalité le produit d’un processus de sédimentation historique qui explique leur co-présence et la complexité de leurs relations. En outre, ces manières d’étudier le futur ne disent encore rien de la richesse interne de la démarche prospective. Il y a, en effet, plusieurs manières de faire de la prospective. Une diversité d’écoles, de courants et de traditions, y compris nationales, dessinent un espace fragmenté, que rassemble pourtant un même souci d’articuler anticipation et action.
Bibliographie
Boudon, R. et Bourricaud, F. (2011). Prophétisme. In Dictionnaire critique de la sociologie. PUF, pages 475-478.
Calay, V., Burny, P. et Rondia P. (2020). Les futurs incertains de l’élevage bovin en Wallonie. Cahier de Prospective de l’IWEPS, n°3, juillet.
Guyot, J-L. et Marquet, J. (éd.) (2017). Le bien vieillir en Wallonie : Enjeux et prospective. Presses Universitaires de Namur/Univer’Cité.
Boulanger, P-M., Bréchet, T., Henry, A., Marenne, Y., Pichault, F., Vanderstraeten, P., Messen, J. et Vermeulen, P. (2015). Etude de prospective : “Transition énergétique”. Rapport final, étude pour l’IWEPS.
Kuosa, T. (2011). Evolution of futures studies. Futures, 43, pages 327-336.
Martuccelli, D. (2014). Les sociétés et l’impossible. Les limites imaginaires de la réalité. Armand Colin, coll. “Individu et société”.
Popper, R. (2008). Foresight Methodology. In Georghiou, L., Cassingena, J., Keenan, M., Miles, I. and Popper, R., The Handbook of Technology Foresight: Concepts and Practice. Edward Elgar, Cheltenham, pages 44-88.
Sardar, Z. (2010). The Namesake: Futures : Futures Studies, Futurology, Futuristic, Foresight—What’s in a Name?. Futures, 42, pages 177-184
Pour aller plus loin
Cazes, B. (2008). Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de saint Augustin au XXIème siècle. L’Harmattan, coll. “Prospective”.
Glenn, J. C., Florescu E. & The Millenium Project Team (2017). State of the Future 19.1, Washington, Millenium Project. URL : http://www.millennium-project.org/
Tetlock, P. E. et Gardner, D. (2015). Superforecasting. The Art & Science of Prediction. Penguin Random House.