Qu’est-ce qu’une bifurcation ?
La prospective envisage le futur comme ouvert et pluriel. En aucun cas, il ne se réduit à la reconduction tendancielle du passé ou à la reproduction du présent. Dès lors, pour comprendre les dynamiques qui affectent l’objet de la démarche, la démarche consistera souvent à poser des hypothèses d’évolution concernant les variables qui composent le système dans lequel est enchassé l’objet prospectif et les stratégies adoptées par les acteurs au sein de ce système.
Ces hypothèses sont formulées sur la base, notamment, de l’analyse rétrospective des variables et des stratégies. Dans cette perspective, on examinera, dans la mesure du possible, la trajectoire passée de chaque variable et de chaque stratégie.
Certaines de ces trajectoires peuvent se caractériser par des changements de tendance, parfois très brutales, ou par des modifications progressives d’orientation. Ces ruptures et ces modifications constituent des bifurcations. Celles-ci contribuent à la constitution de la situation actuelle du système examiné.
Ainsi, par exemple, si on considère le système routier, l’apparition de l’automobile à la fin du XIXe siècle et la croissance continue de son utilisation depuis le début XXe sont à l’origine d’une bifurcation sans précédent, tant sur le plan technologique (pensons au mode de construction des infrastructures) que sur le plan organisationnel (ainsi, la mise en place d’un cadre juridique complexe régulant la circulation, ou encore l’élaboration de nouveaux types de stratégies de développement du réseau). Cette bifurcation s’est manifestée à la fois de manière quantitative (notamment par l’explosion du nombre de kilomètres du réseau) et qualitative (par exemple par l’émergence de nouveaux types d’infrastructures).
Par rapport à l’anticipation à proprement parler, la notion de bifurcation est tout aussi importante : elle contribue à concevoir les futurs possibles. Anticiper les bifurcations possibles, c’est-à-dire imaginer les modifications au niveau des états à venir des variables et au niveau des stratégies des acteurs, modifications qui peuvent impacter le système et influencer la dynamique de l’objet prospectif, permet de construire des futurs possibles multiples. Dans cette perspective, le travail prospectif doit être attentif aux informations qui indiquent une amorce de rupture des tendances ou l’apparition d’événements pouvant provoquer, à terme, des changements importants sur le système. Dans ce cadre, la détection des signaux faibles revêt une grande importance. Ceux-ci renseignent, en effet, sur des phénomènes émergents qui ont le potentiel de produire des changements importants dans la dynamique du système concerné par l’exercice prospectif.
En reprenant l’exemple du système routier, les possibles avènement et généralisation de l’usage de véhicules “intelligents” et automatisés constitueraient des transformations majeures, induisant une nouvelle bifurcation du système routier, caractérisée, elle aussi, par de nouvelles formes technologiques (recomposition des véhicules et de leurs fonctions, impacts sur la voirie et les infrastructures, ….) et organisationnelles (réforme des cadres juridiques, changement des régimes d’assurance, gestion des flux routiers, contrôle de la conduite, partage des véhicules, …).
Remarquons, pour terminer, que les bifurcations ne concernent pas que le domaine technologique. Elles peuvent également s’observer dans les domaines politique, culturel, social, économique, démographique ou environnemental.
Pour aller plus loin
Bishop, P. (2017) Baseline Analysis : The Epistemology of Scenario Support, World Futures Review, vol. 9, n°2, pp. 83-92.
De Toni, AF., Siagri, R. et Battistella, C. (2020) Corporate Foresight: Anticipating the Future, Routledge.
Grossetti, M., Bessin, M. et Bidart, C. (2009) Bifurcations : Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, La Découverte.
Van Custem,M. (2014) Les futurs qui n’ont pas eu lieu sont-ils vraiment passés ? In Guyot J.-L. et Brunet S. (éd.) Construire les futurs. Contributions épistémologiques et méthodologiques à la démarche prospective, Presses universitaires de Namur, Namur, pp. 163-180.