Peut-on se passer de chiffres en prospective ?
On pourrait penser que la prospective se cantonne à une approche exclusivement qualitative et a peu à faire avec le chiffre. Or ce n’est pas le cas. Si, à la différence d’autres activités anticipatives, telles que celles développées, par exemple, en économie ou en démographie, son objectif n’est pas d’estimer, avec plus ou moins de précision et avec une marge d’erreur plus ou moins petite, l’évolution future d’indicateurs statistiques (le PIB, le taux de chômage, ou l’espérance de vie…) ou de quantités (le volume des exportations, le déficit budétaire, le nombre de naissances…) sur la base d’une modélisation mathématique établie à partir de l’observation des données du passé ou sur la base d’un cadre théorique privilégié, il n’en demeure pas moins que le chiffre a sa place en prospective.
Comme l’indique Popper (2008), le travail prospectif peut recourir à un ensemble très large d’outils, dont certains ne sont d’ailleurs pas spécifiques à la prospective, incluant tant des techniques qualitatives que semi-quantitatives, voire purement quantitatives.
Ces dernières peuvent être mobilisées à différentes étapes de la démarche prospective.
Premièrement, en amont de l’étape de délimitation du périmètre d’étude, le questionnement prospectif peut trouver son origine dans une préoccupation issue de l’analyse des données quantitatives conduisant à des résultats interpellants. Pensons, par exemple, à l’augmentation progressive des températures constatée au cours des dernières années. Un tel constat peut générer des inquiétudes en ce qui concerne la production agricole future et, par là, être à la base d’une démarche prospective en la matière. Un autre exemple est fourni par l’exercice mené par Guyot & Juprelle (2022) sur le secteur du transport aérien de passagers en Wallonie, qui trouve son point de départ dans l’analyse de l’évolution du nombre de passagers observée pour les aéroports de notre région et dans le constat de rupture radicale de croissance induite par la crise de la Covid-19.
Dans le même ordre d’idées, la concrétisation d’un objectif futur formulé en termes chiffrés ou quantitatifs peut également être à la source d’une démarche prospective, [normative] cette fois. La réalisation de l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 (van der Voorn et al., 2023) ou la concrétisation d’un taux d’emploi de 85% dans un territoire sont deux exemples d’objectifs de politique publique qui peuvent faire l’objet d’une prospective normative.
Deuxièmement, lors de la phase de diagnostic, les apports quantitatifs peuvent :
- alimenter la réflexion sur le [système prospectif] et sur sa schématisation : les recherches antérieures pourront, pour autant qu’elles soient disponibles, être source d’inspiration. Des modèles, mathématiques, élaborés par ailleurs, peuvent ainsi être mobilisés à des fins heuristiques et aider à la représentation du système prospectif ;
- nourrir l’analyse [rétrospective] nécessaire à la bonne compréhension du système et de sa dynamique : l’utilisation de différents types de données statistiques contribuent non seulement à cerner l’état de la situation présente du système mais aussi, par l’examen de séries chronologiques, à retracer la trajectoire passée de certaines composantes du système. Ces indicateurs statistiques, même s’ils ne peuvent rendre compte à eux seuls de la complexité du réel, présentent un double avantage : ils offrent une vision synthétique de celui-ci et facilitent les échanges entre les participants.
Troisièmement, lors de la phase d’exploration des futurs possibles, l’élaboration des hypothèses qui sous-tendent la construction des scénarios peut tirer profit de projections statistiques disponibles par ailleurs, qui contribueront à l’élaboration d’hypothèses d’évolution plus informées. Ces projections devront être abordées dans une perspective heuristique : leur fonction sera d’alimenter la réflexion sur les évolutions possibles et non de la clôturer. Pour cette phase, les données quantitatives sont donc précieuses et seront donc souvent mobilisées pour l’élaboration des fiches variables, constitutives de la [base prospective].
Quatrièmement, la présentation et la discussion des scénarios produits dans le cadre de la démarche prospective peut être soutenue par l’estimation des ordres de grandeurs possibles pour certains indicateurs dans chaque scénario. L’intérêt de cette pratique est de rendre les scénarios plus concrets et mobilisables pour les destinataires de l’étude. Ainsi, au lieu de parler d’un scénario dans lequel « la pauvreté est résiduelle », on pourra dire que la pauvreté est passée de 15?% à 3?%. Pour autant que ces ordres de grandeur soient crédibles et justifiés par le travail effectué lors de l’élaboration des scénarios, l’utilisation de chiffres clarifie le message véhiculé par le narratif et facilite donc son assimilation, tant par les participants que par les lecteurs extérieurs à la démarche. Cependant, l’exercice de quantification est parfois présenté comme un produit en soi (voir par exemple Consortium ICEDD et al. (2018)). Lorsqu’il est trop déconnecté des scénarios, il risque de concurrencer ces derniers et de focaliser l’attention sur les chiffres, au détriment de la richesse et de la multi-dimensionnalité des futurs possibles décrits. Il peut alors créer une illusion de précision et de certitude, et masquer les éléments imprévisibles ou les dynamiques complexes qui échappent à la mesure, induisant ainsi une forme de réductionnisme. La quantification doit dès lors toujours être conçue comme un support à la présentation des scénarios, et non pas comme un produit séparé et de valeur équivalente.
Cinquièmement, certains projets peuvent viser une intégration forte des postures prospective et prévisionnelle. Il s’agit alors, par exemple, de construire un modèle statistique prédictif sur la base de la représentation du système prospectif et d’utiliser ce modèle pour prévoir l’état futur d’un ensemble de variables pour chaque scénario retenu. C’est le cas de la recherche de Provot et al. (2020). Une autre possibilité, envisagée en détail par Luna-Reyes & Andersen (2003), consiste à alimenter, pour un modèle prédictif élaboré par ailleurs, les hypothèses d’évolution des variables de celui-ci par un travail de co-construction similaire à ceux développés en prospective (travail en atelier, Delphi, abaque de Régnier…). La recherche publiée par Rosegrant et al. (2017) constitue un exemple de ce type de processus.
Notons enfin que les scénarios construits dans le cadre de démarches prospectives ne sont pas issus de modèles déterministes ou probabilistes. Il est donc peu pertinent de vouloir estimer la probabilité de leur concrétisation ou de vouloir les classer par ordre de plausibilité ou de probabilité de réalisation.
On peut donc conclure que l’intégration de données chiffrées apporte une valeur ajoutée à la démarche prospective, notamment parce qu’elle permet d’élaborer des diagnostics et des scénarios plus intéressants, plus nuancés et plus robustes car alimentés par une plus grande diversité de sources. L’utilisation de données chiffrées doit également être envisagée à la lumière des objectifs spécifiques de la démarche et du contexte dans lequel elle se déploie.
Bibliographie
Consortium ICEDD, CLIMACT, ULg, IDD, BFP avec la collaboration de Grégoire Wallenborn (2018) Quels réseaux énergétiques pour la Wallonie aux horizons 2023 et 2050 ? Rapport final du 31 janvier 2018 pour le compte de l’IWEPS.
https://www.iweps.be/publication/reseaux-energetiques-wallonie-aux-horizons-2030-2050/
Guyot J.-L. et Juprelle J. (2022) Le secteur du transport aérien de passagers en Wallonie : une première approche prospective, Cahier de prospective de l’IWEPS, n°7, Institut wallon d’évaluation, de prospective et de la statistique, Namur, 153 pages. https://www.iweps.be/wp-content/uploads/2022/01/CAPRO07-1.pdf
Luna-Reyes, L. F. & Andersen, D. L. (2003) Collecting and analyzing qualitative data for system dynamics : Methods and models, System Dynamics Review, vol. 19, n°4, pp. 271-296.
Popper, R. (2008) Foresight Methodology. In Georghiou, L., Cassingena, J., Keenan, M., Miles, I. and Popper, R. (eds.),The Handbook of Technology Foresight, Edward Elgar, Cheltenham, pp. 44-88.
https://rafaelpopper.wordpress.com/foresight-methods/
Provot, Z. et al. (2020) Using a quantitative model for participatory geo-foresight: ISIS-Fish and fishing governance in the Bay of Biscay,Marine Policy, vol. 117, 103231. https://doi.org/10.1016/j.marpol.2018.08.015.
Rosegrant, M. W. et al. (2017) Quantitative foresight modeling to inform the CGIAR research portfolio. Project Report for USAID. Washington, D.C.: International Food Policy Research Institute (IFPRI). http://ebrary.ifpri.org/cdm/ref/collection/p15738coll2/id/131144
van der Voorn T., Quist J., Svenfelt Å., Kok K., Hickman R., Sheppard S., Carlsson Kanyama A. et Banister D. (2023) Advancing participatory backcasting for climate change adaptation planning using 10 cases from 3 continents, Climate Risk Management, vol. 42. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2212096323000852
Pour aller plus loin
Aligica, P. D. (2003) Prediction, explanation and the epistemology of future studies, Futures, vol. 35, Issue 10, pp. 1027-1040.
https://aligica.com/wp-content/uploads/2020/01/6.-Prediction-explanation-and-the-epistemology-of-future-studies-PD-Aligica.pdf
Gaudin, T. (2013) Les techniques quantitatives. Dans : Thierry Gaudin éd., La prospective, pp. 55-80, Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.
Hobday, A. J., Boschetti, F., Moeseneder, C. et al. (2020) Quantitative Foresighting as a Means of Improving Anticipatory Scientific Capacity and Strategic Planning, One Earth, vol. 3, Issue 5, pp. 631-644.https://doi.org/10.1016/j.oneear.2020.10.015.
Lüdeke, M. K. B. (2013) Bridging Qualitative and Quantitative Methods in Foresight. In: Giaoutzi, M., Sapio, B. (eds) Recent Developments in Foresight Methodologies. Complex Networks and Dynamic Systems, vol 1. Springer, Boston, MA. https://doi.org/10.1007/978-1-4614-5215-7_4