Quel est l’horizon temporel à cibler ?
Faire de la prospective suppose de dépasser l’horizon du court terme et de considérer l’avenir lointain. Cette préférence pour le long terme peut se comprendre à la lumière de deux éléments.
Premièrement, la prospective, suppose, en raison de son articulation forte avec l’action, de considérer un horizon temporel suffisant pour le déploiement de la stratégie. Comme indiqué par ailleurs, l’attitude adoptée face à l’avenir qui sous-tend la préoccupation prospective n’est ni la passivité ni la réactivité. Cette attitude est la préactivité (anticiper plusieurs futurs possibles et s’y préparer) ou la proactivité (chercher à construire un futur privilégié et souhaité). La prospective n’est pas une démarche de gestion de l’urgence. Elle suppose la projection dans un futur suffisamment éloigné pour permettre aux acteurs de concevoir, développer et mettre en œuvre une stratégie. Pour de Jouvenel (1993), il ne peut en être autrement car, à un horizon de court terme, les marges de manœuvre sont trop réduites : les jeux sont quasi faits.
Deuxièmement, l’accélération et la multiplication des changements qui caractérisent notre monde contemporain ont trop souvent pour effet de nous focaliser exclusivement sur le court terme, au détriment d’une vision plus large pourtant indispensable lorsqu’il s’agit d’anticiper l’avenir ou de le façonner. Il convient de “sortir le nez du guidon” et de ne pas “piloter à vue”.
La prospective doit donc dépasser les analyses de court terme et privilégier le temps long. Encore faut-il pouvoir préciser ce qu’on entend par là.
Pour de Jouvenel (1993), pratiquement, l’horizon prospectif sera choisi par approximation suivant :
- la plus ou moins grande inertie du système sous analyse : par exemple, le long terme de l’informatique n’est pas le même que celui de la démographie;
- l’échéancier des mesures à prendre, le pouvoir de décision et les moyens d’action (inutile de concevoir une stratégie si les moyens de sa mise en œuvre ne sont pas disponibles);
- l’intensité des tensions entre les acteurs et le degré de leur motivation…
Selon l’Institut Destrée (2007), la question de l’horizon temporel doit être considérée à trois niveaux : celui de la vision prospective, celui de l’analyse rétrospective du système considéré et celui de la stratégie.
Deux nécessités fonderont le choix de l’horizon temporel pour la vision prospective. D’une part, il convient d’extraire la réflexion des contingences du court terme, dont, par exemple, les mandats, les carrières et les enjeux personnels des participants. D’autre part, il faut s’accorder assez de temps pour pouvoir mettre en œuvre les projets conséquents requis pour la réalisation de la vision prospective.
Pour ce qui est de l’horizon de l’analyse rétrospective du système examiné, c’est-à-dire l’examen de l’histoire et de l’évolution de celui-ci qui fonde le diagnostic et permet l’identification des tendances lourdes, il doit s’accorder avec celui de la vision prospective tout en tenant compte des événements de la trajectoire du système, notamment les ruptures et les bifurcations, et, surtout, la nature de l’objet du questionnement prospectif, comme déjà indiqué par de Jouvenel. Un autre atout de la démarche prospective est qu’elle conduit à adopter à l’égard du passé une démarche analogue à celle déployée pour le futur : mettre en évidence une bifurcation dans le passé revient à imaginer ce qui aurait pu être (ce que les historiens appellent un raisonnement contrefactuel).
L’analyse rétrospective est en réalité déjà une rétro-prospective.
L’horizon stratégique est celui du déploiement de l’exercice prospectif et son échéancier, notamment en termes de livrables et de finalisation. Cet horizon doit être délimité avec soin : il doit intégrer l’agenda et le rythme de fonctionnement du commanditaire de l’exercice et de ses bénéficiaires. Sans cela, les risques d’inutilité de l’exercice sont grands.
Bibliographie
Berger, G. (1958). L’attitude prospective. Prospective, n°1, mai.
de Jouvenel, H. (1993). Sur la méthode prospective. Un bref guide méthodologique. Futuribles, n°179 – septembre.
Institut Destrée (2007). La Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne. URL : http://www.intelliterwal.net/Processus/Phases-et-sequences/1-1-0_Phase-murissement.htm
Pour aller plus loin
Andersson, J. et Prat, P. (2015). Gouverner le « long terme : La prospective et la production bureaucratique des futurs en France. Gouvernement et action publique, volume 4 (3), pages 9-29.
Marchais-Roubelat, A. (2018). L’événement et l’horizon prospectif. Une approche symbolique, Prospective et stratégie, n°9, pages 53-62.
Pigé, B. (2018). L’inscription du territoire et des institutions dans le temps long. Les enjeux pour la gouvernance des organisations. Prospective et stratégie, n°9, pages 63-75.
Roubelat, F. (2018). Voir loin. Les décalages temporels de la prospective. Prospective et stratégie, n°9, pages 7-10.
Roubelat, F. (2018). La prospective face aux dialogues pythiques. L’anticipation sous le regard du temps long. Prospective et stratégie, n°9, pages 99-112.