La prospective est-elle un outil de gestion de crise ?
La prospective est une démarche qui vise à éclairer l’action présente à travers un questionnement sur des futurs de long terme, ouverts et pluriels. Le détour par le futur permet d’adopter un autre regard sur le présent, de manière à changer notre attitude face à l’avenir : prendre des dispositions pour nous préparer aux éventualités les plus prévisibles (ce que Michel Godet (2007) appelle la préactivité), ou, plus profondément encore, anticiper de manière à provoquer les changements souhaités, influer sur le cours des choses dans un sens désiré (la proactivité).
Par définition, l’irruption d’une crise (politique, sociale, économique) requiert de réagir dans l’urgence à une situation qui nécessite souvent des réponses immédiates. Quel que soit le système en crise (une organisation, une entreprise, voire un secteur d’activités ou un territoire), des ressources doivent être mobilisées rapidement, pour réagir aux événements et en réduire les conséquences les plus fâcheuses. La posture adoptée sera alors la réactivité. Dans ce cas de figure, il est alors souvent trop tard pour initier une démarche prospective : si elle veut se donner les moyens de travailler sur un horizon temporel suffisamment lointain, la prospective requiert précisément de pouvoir s’affranchir des contraintes de l’urgence. Préactivité et proactivité comptent donc aussi, d’une certaine manière, parmi les ingrédients indispensables pour mener à bien une démarche prospective.
Dans certains cas, dans le cadre d’une réflexion sur la crise de l’organisation ou du système, un détour par les futurs possibles pourrait, pour les acteurs en présence, offrir l’occasion de prendre leurs distances par rapport aux enjeux de court terme. Un travail prospectif pourra alors s’avérer utile à sortir de la crise (Roubelat, 2020). Par exemple, dans le cadre d’un exercice sur les évolutions possibles d’un secteur d’entreprises technologiques durement touchées par la crise financière de 2009 (Rémy et Pichault, 2011), le recours à des scénarios prospectifs (en l’occurrence, l’évolution d’une entreprise fictive) a permis aux parties prenantes d’explorer les tensions inhérentes aux tendances majeures (sociodémographiques, environnementales, organisationnelles…) qui affectaient leur secteur.
C’est cependant en amont de la crise que la démarche prospective pourra être pleinement mobilisée et produire tous ses effets. En identifiant des évolutions porteuses d’enjeux pour certains acteurs (en termes d’opportunités ou de menaces, par exemple), en mettant en évidence des tensions ou des controverses, en intégrant à la réflexion des futurs non désirables, la prospective pourra ainsi renforcer la capacité de réaction du système face à une crise. Dans cette perspective, une démarche prospective ne doit pas être seulement vue comme un outil visant à « éviter » la crise, mais comme un moment de réflexion collective sur les évolutions possibles d’un système, au rang desquelles la crise peut représenter un élément de bifurcation important : un moment de transformation, dont il s’agit de comprendre les logiques du point de vue de tous les acteurs en présence. En confrontant analyses et visions, les parties prenantes entrent dans une dynamique d’appropriation du changement. Elles intègrent la crise comme un moment critique, associé à un ou plusieurs futurs possibles, débouchant sur une pluralité d’issues. Dans certains cas, une crise pourra ainsi être proposée à la réflexion des participants, à titre de wild card, pour améliorer leur compréhension partagée du système.
Notons enfin que la gestion de crise peut aussi désigner, plus spécifiquement, le moment où un centre de décision (lié à une organisation, une entreprise, un territoire, une collectivité, etc.) doit intervenir dans l’urgence pour faire face à un événement qui représente un risque préalablement identifié et analysé. Inondations, épisodes de sécheresse, mais aussi incidents nucléaires, catastrophes ferroviaires ou encore attentats terroristes sont autant de phénomènes qui doivent être anticipés pour pouvoir offrir une réponse adéquate le jour où ils se produisent. Bien que la prospective se distingue de l’analyse des risques, toutes deux partagent un certain nombre de traits communs et de différences, qui font ailleurs l’objet d’un questionnement spécifique.
Bibliographie
Dobry, M. (2009), Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, 3e éd. revue et augmentée, Paris, Presses de Sciences Po [1987].
Godet, M. (2007) Manuel de Prospective stratégique, Tome 2. L’Art et la méthode, Paris, Dunod, en ligne: http://www.laprospective.fr/dyn/francais/ouvrages/la_prospective_strategique/t2–manuel-de-prospective-strategique-dunod-2007.pdf
Rémy, C. et Pichault, F. (2011), « Conditions et limites d’une démarche de prospective métier dans un secteur de PME touché par la crise économique », Management et Avenir, 9, pp. 277-295.
Roubelat, F. (2020), « La prospective face à la crise – Scénarios d’action, mouvements et mondes d’après », Variances.eu. En ligne : https://variances.eu/?p=533