La prospective est-elle de la science-fiction ?
Par son recours à l’imagination, sa volonté de se projeter dans des futurs de long terme et d’anticiper des transformations qui pourraient affecter nos sociétés en profondeur, la prospective partage, à l’évidence, un certain nombre de traits communs avec la science-fiction. De Jules Verne à Steven Spielberg en passant par Philip K. Dick, notre imaginaire du futur a été irrigué par les univers de la science-fiction, quel que soit le support utilisé – littérature, cinéma, bande dessinée, jeu vidéo… De surcroît, si la démarche prospective vise à changer notre attitude face à l’avenir, c’est aussi le cas de nombreux auteurs de science-fiction, comme George Orwell (1984) ou Aldous Huxley (Le Meilleur des Mondes) qui ont voulu, à travers leurs ouvrages, nous alerter sur les conséquences potentiellement catastrophiques de certaines évolutions possibles. Le succès du genre dystopique (l’imagination du pire) ou uchronique (l’exploration de passés alternatifs), le regain d’intérêt pour les utopies (la quête d’un monde idéal) témoignent de l’importance de la science-fiction pour notre compréhension du monde : le futur y apparaît comme un détour pour mieux appréhender le présent.
En quoi la science-fiction peut-elle être utile à la démarche prospective ? Explorons quelques cas de figure.
Tout d’abord, elle constitue, au minimum, un réservoir de thèmes et de textes qui peuvent alimenter la réflexion sur l’avenir. Loin de correspondre à l’image de pure imagination ou de divertissement qui est encore parfois associée au genre, de nombreux auteurs de science-fiction, bien informés sur le plan scientifique, voire eux-mêmes scientifiques, comme Stephen Baxter ou Greg Egan, sont animés d’un souci de réalisme et de vraisemblance dont ils nourrissent leurs univers. Par l’ampleur et la richesse de sa réflexion, la fresque de Kim Stanley Robinson sur le changement climatique (Trilogie climatique, 2004-2007), prolongée dans son Ministry for the Future (2020), n’a presque rien à envier à un questionnement prospectif, notamment dans sa manière de prendre en compte la complexité des rapports entre science et politique, le fonctionnement du monde de la recherche ou les insuffisances des dispositifs de gestion de crise… Dans un corpus abondant, on peut encore citer les volumes collectifs d’auteurs français réunis par la maison d’édition La Volte, qui ont pour originalité de s’emparer de thèmes sociaux et politiques sous un angle science-fictionnesque : Sauve qui peut (2020, sur l’avenir de la santé publique), Au bal des actifs (2017, sur les futurs du travail), Faites demi-tour dès que possible (2014, sur les territoires français), Ceux qui nous veulent du bien (2010, sur les futurs des Droits de l’Homme). Tout comme les scénarios issus de la démarche prospective, ces fictions se veulent un mode de connaissance à part entière : elles opèrent une « modélisation cognitive de la réalité » (Schaeffer, 1999), bien mise en évidence par les travaux sur l’apprentissage, repris ensuite par les théoriciens de la fiction.
Au-delà de la simple référence ou de l’usage ponctuel dans le cadre d’une démarche prospective, l‘apport de la science-fiction peut également prendre une forme plus ouvertement collaborative : un ou des auteurs seront, par exemple, associés à la phase exploratoire d’un processus, voire à mis à contribution pour faciliter la production de scénarios auprès de parties prenantes. En 2020, l’armée française a ainsi constitué une « Red Team » d’auteurs de science-fiction pour l’aider à concevoir des « scénarios de disruption opérationnelle, technologique ou organisationnelle au profit de l’innovation de Défense », à l’horizon 2030-2060. L’initiative s’inscrit dans une tradition bien établie de coopération dans le domaine militaire : l’armée américaine a eu recours à la science-fiction durant la Guerre froide et au lendemain du 11 septembre (Liptak, 2020) ; des stratégistes australiens ont même proposé d’intégrer la lecture d’œuvres spécifiques dans la formation des cadres de la défense (Ryan et Finney, 2018).
Cette conviction dans le potentiel de la science-fiction pour enrichir la démarche prospective a encouragé certains praticiens à formaliser des approches spécifiques, comme le Design fiction, qui mobilise les ressources de l’imagination spéculative pour explorer des futurs possibles (Minvielle et Wathelet, 2017). C’est ainsi que, dans le cadre des ateliers du projet « L’entreprise qui vient » développé par le Réseau Université de la Pluralité (2021-2022), des écrivains de science-fiction ont été appelés en soutien aux participants (six grandes entreprises françaises, dont AXA et Michelin) pour stimuler, mais aussi structurer et canaliser leur imagination, en vue de concevoir les contours d’une entreprise du futur compatible avec un nouveau régime climatique. Notons, enfin qu’après les phases d’exploration ou de construction de scénarios, la science-fiction peut aussi constituer un excellent vecteur de communication de résultats prospectifs, pour ancrer visuellement ou narrativement les scénarios, ou faciliter leur diffusion au-delà du cercle de participants qui les ont créés en ateliers. La science-fiction peut ainsi rendre de précieux services à la démarche prospective, et ce aux différentes étapes d’un processus.
Les différences entre science-fiction et prospective restent cependant nombreuses. Elles portent cependant moins sur les méthodes de travail que sur les finalités respectives de ces formes d’anticipation. Tout d’abord, à la différence de la science-fiction, la prospective se veut une aide à la décision. En ce sens, les futurs qu’elle investigue sont marqués par une contrainte de pertinence et de plausibilité : la prospective se met au service d’une réflexion qui vise à ouvrir sur une pluralité de futurs possibles. De ce point de vue, le cône des futurs explorés par la science-fiction est sans doute plus large, car moins contraint. Ensuite, la démarche prospective comporte une dimension collective : le processus rassemble des parties prenantes et des expertises spécifiques qui apportent une multiplicité de points de vue sur le système dont on envisage les futurs possibles. À la différence de l’écrivain de science-fiction, le prospectiviste se met au service d’un processus qui vise, entre autres, à la construction de référentiels d’action communs et de visions partagées. Pour le dire autrement, ce qui importe, dans une démarche prospective, c’est au moins autant le processus dans son ensemble que le résultat final, que celui-ci prenne ou non la forme de scénarios (ceux-ci ne sont d’ailleurs pas une fin en soi, mais un outil au service du projet global). Tandis qu’un récit de science-fiction doit pouvoir circuler et fonctionner en tant que tel, indépendamment de ses conditions d’élaboration, un scénario prospectif reste fortement tributaire des méthodes et des techniques qui ont présidé à sa construction.
Enfin, bien que la science-fiction se soit progressivement déprise d’un certain déterminisme technique, les futurs qu’elle imagine restent encore souvent marqués par des hypothèses d’évolution qui font la part belle à la toute-puissance de l’innovation scientifique ou au « solutionnisme technologique » : intelligence artificielle, robotique, génie génétique, réseaux informatiques, nouvelles formes d’énergie, exploration spatiale, etc (Kyrou, 2020). De ce point de vue, s’il arrive à la prospective d’investir ces thèmes, c’est moins pour la création d’univers fictionnels en tant que tels, que pour nous permettre d’anticiper les changements induits par ces innovations. C’est dans cette perspective, par exemple, que la Commission Européenne avait instruit, en 2011, une réflexion sur une série de 44 signaux faibles et/ou « wild cards », c’est-à-dire d’événements perçus comme peu probables, mais dont l’impact potentiel serait très élevé – sur les infrastructures, la vie des gens, l’économie ou encore l’environnement (pour ne citer que quatre des huit dimensions envisagées). Parmi ceux-ci figuraient quelques hypothèses dignes de scénarios de science-fiction : premier contact avec une intelligence extraterrestre, introduction dans le domaine civil de technologies furtives (un « spray » d’invisibilité), émergence d’un marché de «pièces de rechange» pour le corps humain, et même… le déclenchement d’une pandémie globale (Popper & Butler, 2011). À chaque événement sont associés un bref descriptif, une première évaluation de son impact potentiel, et surtout des recommandations de politique publique, notamment pour les programmes européens de recherche en Science, Technologie et Innovation.
Bien que leurs moyens et leurs finalités diffèrent, science-fiction et prospective partagent donc l’effort pour nous déprendre de l’idée que le futur est unique, déterminé et inéluctable. Mieux anticiper n’est pas une affaire de divination : la meilleure science-fiction, à l’image de la prospective, n’est pas celle qui dira le mieux l’avenir, mais celle qui ouvre un espace de possibilités et nous met en capacité d’agir.
Bibliographie
Claisse, F. (2022) Quel(s) futur(s) après le progrès ?, Imagine Demain le Monde, n°150.
Liptak, A. (2020) The U.S Military Is Turning to Science Fiction to Shape the Future of War, OneZero. En ligne :
https://onezero.medium.com/the-u-s-military-is-turning-to-science-fiction-to-shape-the-future-of-war-1b40d11eb6b4
Popper, R. et Butler, J. (Eds.) (2011) iKnow Policy Alerts, Brussels, European Commission, Directorate-General for Research and Innovation. En ligne:
https://rafaelpopper.files.wordpress.com/2022/02/2011_iknow_policy_alerts.pdf
Revue Futuribles, n°413 (2016) Dossier « Science-fiction et Prospective ». Avec des articles de Gérard Klein , Yannick Rumpala, Corinne Gendron et René Audet.
Ryan, M. et Finney, N.K. (2018) Science-Fiction and the Strategist 2.0, Strategy Bridge.
Schaeffer, J-M. (1999), Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, coll. Poétique.
Pour aller plus loin
Kyrou, A. (2020) Dans les imaginaires du futur, Paris, ActuSF.
Minvielle, N. et Wathelet, O. (2017) Le design fiction. Une méthode pour explorer les futurs et construire l’avenir ? Futuribles, 2017/6, n°421, pp. 69-83.
Réseau Université de la Pluralité (2021-2022) L’Entreprise qui vient. Imaginer ensemble l’avenir des entreprises dans un monde de crises conjuguées ou à répétition. En ligne : https://www.plurality-university.org/fr/projets/lentreprise-qui-vient