Utopies, dystopies, uchronies… Des imaginaires pour la prospective ?
« Utopies », « dystopies » et « uchronies » désignent d’abord trois genres littéraires qui se sont attachés à imaginer des mondes idéaux (utopie), cauchemardesques (dystopie) ou alternatifs (uchronie). Cependant, leur portée culturelle déborde le cadre du seul récit de fiction. Il s’agit, plus largement, de trois imaginaires de transformation radicale du monde, basés sur l’exploration systématique d’une hypothèse et de ses conséquences, qui nourrissent la manière dont nous nous représentons des évolutions ou des événements potentiellement bouleversants.
En ce sens, ces formes d’imaginaire présentent certaines affinités avec la démarche prospective. Par leur dimension narrative et leur capacité à engager l’imagination, certains scénarios élaborés dans le cadre de projets de prospective nous projettent dans des avenirs radieux ou, au contraire, très sombres, qui n’ont rien à envier aux pires dystopies. Par exemple, l’un des scénarios issus du projet mené par la Rockefeller Foundation sur les futurs de la technologie et du développement international (2010) élaborait un futur désormais familier, marqué par l’irruption d’une pandémie de grippe aviaire, infectant 20% de la population mondiale et immobilisant l’économie mondiale pendant plusieurs mois… Ici, le déclencheur est un événement inattendu et soudain, qui représente un point de bifurcation majeur pour le système. Des concepts utilisés en prospective comme ceux de wild card ou de cygne noir opèrent de manière similaire, en extrapolant des phénomènes considérés comme peu probables, mais dont l’impact est maximal. Le projet iKNOW Policy Alerts (Popper & Butler, 2011), financé par la Commission Européenne, avait ainsi mis en évidence, sous forme de fiches informatives, une série de 44 « alertes » quant à des évolutions considérées comme positives ou négatives, allant du moins plausible (un premier contact avec une intelligence extraterrestre) au très probable (l’élection d’un leader néo-fasciste dans un grand pays de l’Union Européenne).
En quoi utopie, dystopie et uchronie peuvent-elles nourrir la démarche prospective ? Quel pourrait être leur rôle dans l’élaboration de futurs possibles ? Cet apport peut s’envisager de manières multiples et à des niveaux différenciés, selon le genre considéré.
Présentée souvent comme l’envers de l’utopie, la dystopie diffère de celle-ci par le type d’imagination qu’elle met en œuvre. Aujourd’hui, les dystopies ne reposent plus sur la dénonciation du caractère totalitaire d’un modèle politique de cité idéale (comme Orwell vis-à-vis du régime communiste stalinien dans 1984). Elles s’attachent plutôt à grossir les éléments d’un système, qu’elles poussent ensuite à leurs limites, pour attirer notre attention sur leur effet potentiellement dévastateur. En ce sens, la projection dystopique partage certains traits avec la prospective : en amplifiant des signaux faibles, en prolongeant des tendances lourdes dont elle anticipe les effets négatifs à long terme, la dystopie opère un détour par la fiction pour mieux comprendre le présent, avec pour objectif implicite de mettre en capacité le destinataire de la fiction d’éviter que le monde ne prenne cette direction (Claisse, 2010). Ainsi envisagée, la dystopie peut s’avérer très utile, en tant qu’expérience-limite : l’image d’un futur sombre, constitué par l’articulation des pires états possibles des variables d’un système, permet en définitive d’améliorer notre capacité d’anticipation.
De son côté, l’imaginaire utopique a également beaucoup changé. Soucieux de briser les connotations péjoratives associées au terme (un rêve un peu chimérique, déconnecté de la réalité humaine et sociale, et voué à ne jamais se réaliser), les penseurs utopiques contemporains, comme Erik Olin Wright (2017), tentent de renouer avec la tradition inaugurée par Thomas More au XVIe siècle en mettant davantage l’accent sur la faisabilité et le potentiel de réalisation des utopies. Ainsi, dans Utopies réalistes, l’historien néerlandais Rutger Bregman (2017), aborde ses propositions de transformation du modèle socio-économique (notamment l’introduction d’un revenu universel, ou le passage à la semaine de quinze heures) sous un angle résolument pragmatique. Dans le même ordre d’idées, ces dernières années, la prospective s’est délibérément remise à explorer des futurs plus « positifs », dans un contexte assombri par les conséquences déjà visibles du changement climatique. C’est, par exemple, le cas de l’initiative « Positive Future », qui vise à « permettre à toutes et à tous de penser un futur vivable et désirable et partager des visions positives et mobilisatrices de l’avenir ». Si elle peut nous inciter à l’action, l’« heuristique de la peur » (pour reprendre l’expression du philosophe Hans Jonas) peut avoir un effet paralysant. C’est le motif de l’ouvrage de Thierry Libaert (Des vents porteurs, 2020) : dans un imaginaire collectif envahi par l’éco-anxiété et la dystopie, il peut être fructueux, en termes de mobilisation collective, de centrer la communication environnementale sur l’espoir plutôt que sur la peur.
Par sa posture systémique et participative, sa méthodologie rigoureuse, sa conception du futur comme ouvert et indéterminé, la prospective se démarque toutefois des récits qui s’inscrivent expressément dans des formes fictionnelles comme l’utopie ou la dystopie. La même remarque vaut d’ailleurs pour le rapport de la prospective à la science-fiction, à laquelle ces genres sont souvent apparentés.
S’il arrive qu’un projet de prospective se donne pour objectif la construction d’un futur souhaitable, cela ne signifie pas pour autant que le futur considéré soit « idéal » ni, a fortiori, « utopique ». Le caractère désirable de certains futurs et leur importance dans le processus dépendent de la démarche adoptée et de ses finalités. Typiquement, dans le cadre d’un exercice de prospective normative (ou stratégique), on fixera au préalable un horizon considéré comme souhaitable, pour ensuite imaginer les trajectoires possibles et les étapes pour y parvenir. Le degré auquel ce futur diffère de la situation actuelle impliquera des transformations plus ou moins profondes, et un niveau de mobilisation d’autant plus grand de la part des parties prenantes. Aussi est-il important de fixer un objectif ambitieux, mais plausible et réaliste, sous peine, précisément, d’être taxé d’utopique… Par exemple, les cinq scénarios élaborés par le bureau Climact (2021) pour le SPF Santé publique répondent tous à la contrainte de parvenir à la neutralité climatique à l’horizon 2050. Il en va de même des quatre « chemins types » de transition énergétique tracés par l’ADEME (2024).
Une focalisation excessive sur des futurs enchantés ou catastrophiques risque d’enfermer la démarche prospective dans une vision binaire du futur, basée sur des présupposés culturels parfois très encombrants (Slaughter et al., 2003). Un des mérites de la prospective est précisément d’ouvrir l’imagination des participants à d’autres futurs possibles que ceux auxquels leurs idées reçues les porteraient naturellement. De manière générale, contrairement à l’imaginaire utopique ou dystopique, la prospective ne se limitera jamais à une seule trajectoire ou un seul scénario, qu’il soit idéal ou cauchemardesque.
Bibliographie
ADEME (2024) Prospective – Transition(s) 2050. Synthèse – édition 2024, Paris. https://librairie.ademe.fr/ged/6529/transitions2050-synthese-mars2024.pdf
Bregman, R. (2017) Utopies réalistes. Paris, Seuil.
Claisse, F. (2010) Futurs antérieurs et précédents uchroniques : l’anti-utopie comme conjuration de la menace, Temporalités, 12/2010.
https://doi.org/10.4000/temporalites.1406
Climact (2021) Scenarios for a climate neutral Belgium by 2050, FPS Public Health – DG Environment.
https://climat.be/doc/climate-neutral-belgium-by-2050-report.pdf
Libaert, T. (2020) Des vents porteurs : Comment mobiliser (enfin) pour la planète. Paris, Éditions Le Pommier.
More, T. (1987) L’Utopie (trad. M. Delcourt), Paris, Flammarion, coll. « GF », [1516].
Orwell, G. (1984) (trad. A. Audiberti), Paris, Gallimard, coll. « Folio » [1949].
Popper, R. et Butler, J. (2011) iKNOW Policy Alerts, Bruxelles, European Commission-DG for Research and Innovation.
Positive Future (2024) Le travail en 2050, Concours Positive Future.
https://www.positive-future.org/fr/
Rockefeller Foundation et Global Business Network (2010) Scenarios for the Future of Technology and International Development, New York & San Francisco.
Slaughter, R.A (ed.) (2004) Futures Beyond Dystopia. Creating Social Foresight, Londres et New York, Routledge.
Wright, E. O. (2017) Utopies réelles, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », [2010].