La prospective : “science du futur” ?
Dans la mesure où la prospective produit une série de propositions et d’hypothèses sur les évolutions possibles d’un état de choses, elle est régulièrement questionnée sur la “scientificité” de ses démarches ainsi que sur la valeur de ses analyses et de ses résultats.
Il est clair que la prospective ne peut être assimilée à une “science” dans le sens courant du terme, c’est-à-dire “une connaissance exacte, universelle et vérifiable exprimée par des lois” (Le Petit Robert). En outre, à la différence des sciences dites “dures”, dont le projet est la formulation de lois universelles, comme celle de la gravité, la prospective ne permet pas de “prédire l’avenir”. Ce n’est d’ailleurs pas son propos ni son objectif. La prospective se différencie également des sciences – et de certaines sciences sociales – par le fait qu’elle ne propose pas de “montée en généralité” théorique et ne propose pas d’énoncés dont la falsifiabilité pourrait être testée par la communauté des savants appartenant à une discipline scientifique déterminée.
Pour autant, les propositions et les hypothèses sur les évolutions possibles proposées par les analyses prospectives ne peuvent être disqualifiées comme savoirs infondés, ni ne manquant de sérieux, et encore moins farfelus. En effet, la démarche prospective recèle une certaine scientificité, qui ne fait évidemment pas d’elle une “science du futur”, mais qui permet d’assurer à ses analyses une qualité équivalente à celle des analyses produites par les sciences économiques, par exemple. Par ailleurs, la valeur des démarches prospectives doit aussi être évaluée à la lumière d’autres critères car son utilité dépend, notamment, de sa capacité à orienter l’action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables ou à mobiliser les parties prenantes.
Dans son processus de travail, la prospective propose, notamment, de décrypter la réalité qui fait l’objet de l’exercice prospectif en se fondant sur des concepts et des théories issus du savoir scientifique. Le travail « interprétatif » proposé dans l’analyse prospective se nourrit des apports des sciences plus qu’il ne nourrit le projet de connaissance scientifique d’une communauté savante déterminée et ne répond aux critères de validité de cette communauté. L’objectif premier de la prospective demeure, en effet, d’alimenter l’action (prise de décision et mobilisation stratégique), notamment en faisant apparaître les enjeux liés à la question prospective investiguée et imaginer des alternatives. La communauté dans laquelle s’inscrit le savoir prospectif produit apparaît, de ce fait, hybride : fondé sur des connaissances scientifiques, ce savoir doit également être pertinent pour la prise de décision et répondre, par conséquent, à des critères d’évaluation “pratiques”, notamment fondés sur sa capacité à faciliter le changement et l’innovation dans le sens souhaité par les parties prenantes.
Par ailleurs, les résultats des activités anticipatives de l’activité prospective, notamment l’identification et la production de futurs possibles et leur scénarisation, ne peuvent être soumis à l’épreuve de la validation/invalidation empirique. De fait, les données pour ce faire n’existent pas encore et sont à venir : nous ne disposons pas d’observations venant du futur !
Un autre élément qui distingue la prospective de la démarche scientifique est le rapport aux valeurs. La démarche scientifique requiert que les résultats soient obtenus indépendamment des référents moraux, philosophiques ou idéologiques, du chercheur ou, à tout le moins, que celui-ci assume ces valeurs et soit critique et réflexif sur la façon dont elles influent sur les résultats. En prospective, la posture est plus complexe dans la mesure où le point de vue des acteurs concernés et leurs référents sont présents, tant dans l’identification des enjeux et la caractérisation de la situation sous étude que dans le choix d’un futur souhaitable. Mais attention : s’il s’agit bien d’intégrer ces éléments dans les volets analytiques, anticipatifs et stratégiques du travail prospectif, la neutralité du chercheur doit rester de mise. Son respect, tout comme l’indépendance intellectuelle et l’autonomie de parole, fait partie des prescrits déontologiques en prospective.
Ces différents points ne signifient pas pour autant que la prospective ne convoque pas la critique des sources et ne recourt pas à des méthodes d’investigation rigoureuses, transparentes et contrôlables. L’adoption de telles méthodes constitue sans doute une des conditions à remplir pour rapprocher la prospective d’un travail scientifique. Mais elle n’est pas le seul point commun entre les deux types d’activité.
De fait, tout comme la science, la démarche prospective présuppose une posture critique vis-à-vis du réel étudié. Elle développe en effet un effort de distanciation face à la doxa, l’opinion, et nécessite ce que G. Bachelard (1938) appelle une « rupture épistémologique », c’est-à-dire le refus du sens commun et du préjugé. Pour ce faire, la méthodologie prospective a d’ailleurs développé certains outils, tel que l’atelier « idées reçues ». Pour certains, cette opération de rupture constitue d’ailleurs le fondement de la prospective. Comme l’indique Roubelat (1996), l’activité prospective correspond à la construction de grilles de lecture du futur en rupture avec les cadres d’analyse existants en vue d’une aide à la décision.
Enfin, on peut trouver des points communs entre la prospective et certaines sciences humaines. La volonté de considérer chaque objet d’analyse comme particulier et d’en comprendre, notamment, la singularité historique rapproche, sur certains aspects, la prospective du travail de l’historien. Les deux démarches partagent en outre la même absence de velléités nomothétiques : elles ne visent pas à tirer des lois générales à partir de faits constatés.
Tout comme l’historien, le prospectiviste pourra mobiliser des données empiriques pour l’examen rétrospectif du système qu’il étudie. Par contre, lorsqu’il explore les futurs possibles de celui-ci, il est confronté à l’absence de données factuelles issues de l’avenir. Dès lors, son attention devra se porter sur les représentations du futur, les hypothèses d’évolution, l’interprétation des tendances et des signaux faibles, les avis portés sur ces éléments… Dans ce cadre, une proximité entre la prospective et certaines sciences humaines, notamment la sociologie ou les sciences de la gestion, est évidente. Cette proximité concerne tant l’importance donnée aux discours et aux systèmes de représentation des acteurs, ainsi qu’au grand intérêt porté à leurs jeux et à leur logique d’action. Elle se traduit par l’adoption de dispositifs d’observation et d’analyses très similaires si pas identiques (entretiens, focus groups, analyse de contenu,…).
Bibliographie
Bachelard G. (1938). La Formation de l’esprit scientifique.
Juignet, P. (2015). Karl Popper et les critères de la scientificité. In Philosophie, science et société.
Popper, K. (1973) Logique de la découverte scientifique. Payot.
Roubelat, F. (1996). La prospective stratégique en perspective : genèse, études de cas, prospective. CNAM, Lips, thèse de doctorat.
Pour aller plus loin
Blanquet, E. et Picholle, E. (2010). Les critères de scientificité : un outil pour distinguer sciences et pseudosciences ? Actes des journées scientifiques DIES 2010, 24-25 novembre, Lyon, 2010.
Lien : https://www.researchgate.net/publication/260348629_Les_criteres_de_scientificite_un_outil_pour_distinguer_sciences_et_pseudosciences