Faut-il toujours réaliser des scénarios en prospective?
En prospective, la scénarisation, en tant que dispositif méthodologique, est à même de remplir plusieurs fonctions articulables au sein de la démarche. De fait, le scénario prospectif peut être utilisé pour :
- investiguer des futurs possibles ou souhaitables;
- guider l’action stratégique;
- ou bien encore remettre en cause des idées reçues.
Outre ces trois fonctions identifiées par Gozé-Bardin (2008), le scénario prospectif peut également être mobilisé pour :
- permettre aux parties prenantes de prendre conscience des incertitudes (par exemple environnementales, (cf. Schwartz, 1993; Schoemaker,1993; Van der Heijden et al., 2002);
- permettre un glissement des perceptions et l’émergence de nouveaux référentiels d’action (Schoemaker et Mavaddat, 2004) : la présentation de scénarios, même peu probables, est féconde car elle permet de forcer l’imagination, de stimuler la discussion et d’attirer l’attention d’interlocuteurs spécifiques (Julien et al, 1975; Decouflé, 1978). En ce sens, elle constitue un outil d’apprentissage organisationnel;
- communiquer des résultats prospectifs exploratoires de manière synthétique et efficace, ce qui facilite leur discussion (Bootz, 2010).
En résumé, Godet (2006 : 28) articule ces différentes fonctions lorsqu’il écrit qu’« un scénario n’est pas la réalité future mais un moyen de se la représenter en vue d’éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables ».
Les scénarios semblent donc intéressants à développer dans le cadre d’une démarche prospective. Sont-ils pour autant nécessaires ?
La scénarisation n’est pas une fin en soi : elle constitue un dispositif méthodologique permettant d’atteindre certains objectifs que nous venons d’identifier. Ces objectifs peuvent, comme l’indique Rafael Popper (2008), être atteints grâce à d’autres outils (constructions d’idéaux-types, présentation d’artefacts, examen prospectif de type “forces/faiblesses/menaces/opportunités”…). Le recours aux scénarios ne constitue donc pas une condition sine qua non pour la réalisation d’un exercice prospectif de qualité. Deux projets de prospective de l’IWEPS ont, par exemple, proposé des idéaux-types permettant d’appréhender les évolutions futures possibles du phénomène de digitalisation de l’administration publique (Calay, Mosty et Paque, 2019) ou de la Silver Economy (Ritondo, 2019).
Dans le cadre d’un travail d’identification de futurs multiples par rapport à un système considéré, la scénarisation demeure cependant un outil privilégié, très puissant et très précieux, surtout si ce système se caractérise par de nombreuses incertitudes, avec des points de ruptures ou de bifurcations potentielles fortement présents, l’absence de tendances lourdes, des modalités d’évolution des variables diversifiées, une forte interaction entre les variables, la présence d’acteurs nombreux, mus par des intérêts divergents et inscrits dans des rapports de force instables…
Si on décide de recourir à l’élaboration de scénarios, on veillera à éviter d’en présenter un trop grand nombre, l’objectif étant d’éclairer le décideur ou les parties-prenantes, pas de les submerger. Il est souvent intéressant de choisir un nombre limité de scénarios mettant l’accent, par exemple, sur quelques grandes configurations très dissemblables et très contrastées et d’en discuter les implications, notamment en termes de menaces, d’opportunités et d’enjeux futurs. Il peut également être intéressant de focaliser l’attention sur un scénario redouté ou repoussoir, afin d’identifier les processus et les bifurcations qui le sous-tendent. Ce faisant, il est ensuite possible d’élaborer une stratégie visant à éviter ce scénario redouté.
Notons que, si la dynamique du système sous étude se caractérise essentiellement par des tendances lourdes et si, dès lors, celui-ci est peu porteur d’incertitudes et de possibilités de bifurcations, l’intérêt de construire des scénarios est très faible. On se limitera alors à identifier les conséquences du déploiement de ces tendances lourdes, une fois celles-ci identifiées, et à pointer les éventuelles incertitudes et bifurcations, avec les opportunités et les risques qui peuvent y être associés.
Bibliographie
Bootz, J.-P. (2010). Strategic foresight and organizational learning : A survey and critical analysis. Technological Forecasting and Social Change, volume 77, pages 1588-1594.
Calay, V., Mosty, M. et Paque, R. (2019). La digitalisation de l’administration publique wallonne. Etat des lieux et perspectives. Rapport de recherche n°29, IWEPS.
URL : https://www.iweps.be/wp-content/uploads/2019/05/RR29-PM4-Digiwa-Calay-complet.pdf.
Decouflé, A.-C. (1978). Les catégories élémentaires des prévisions conjecturales. In Decouflé, A.-C. (dir). Traité élémentaire de prévision et de prospective. PUF.
Godet, M. (2006) Prospective stratégique : problèmes et méthodes, Cahiers du Lipsor, volume 20.
Gozé-Bardin, I. (2008) Le scénario prospectif, outil d’exploration de l’intention stratégique ? Management & Avenir, 2008/3 (n° 17), pages 298-318.
URL : https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2008-3-page-298.htm
Julien, P. A., Lamonde, P. et Latouche, D. (1975). La méthode des scénarios, Une réflexion sur la démarche et la théorie de la prospective. Travaux et recherches de prospective : schéma général d’aménagement de la France n°59. La Documentation Française.
URL : http://www.laprospective.fr/dyn/francais/memoire/trp/methode-scenarios-trp-59-1975.pdf
Popper, R. (2008). Foresight Methodology. In Georghiou, L., Cassingena, J., Keenan, M., Miles, I. and Popper, R., The Handbook of Technology Foresight : Concepts and Practice. Edward Elgar, pages 44-88.
Ritondo, R. (2019). La silver économie en Wallonie?: une analyse prospective. Rapport de recherche n°35. Namur : IWEPS
Schoemaker, P. J. H. (1993). Multiple scenario development : its conceptual and behavioural foundation, Strategic Management Journal, volume 14, pages 193-213.
Schoemaker, P. J. H. et Mavaddat, M. V. (2004). Scenario Planning for Disruptive Technologies. In G. Day G., Schoemaker P. J. H., Wharton on Managing Emerging Technologies, Wiley, pages 206-242.
Schwartz, P. (1993) La planification stratégique par scénarios. Futuribles n°176, mai, pages 31-48.
Van der Heijden, K., Bradfield, R., Burt, J., Cairns, G. et Wright, G. (2002). The Sixth Sense : Accelerating Organizational Learning With Scenarios. John Wiley & Sons.
Pour aller plus loin
Davis, G. (2003) Scenarios : an explorer’s guide, The Hague, Shell Global.
Godet, M. et Roubelat, F. (1996). Creating the future : the use and misuse of scenarios. Long range planning, volume 29 (n°2), april 1996.
Meinert, S. (2014) Guide pratique : l’élaboration de scénarios, European Trade Union Institute.
URL : https://www.etui.org/sites/default/files/Scenario_Building_FR_finale.pdf
Popper, R. (2008). Rafael Popper’s blog. URL : https://rafaelpopper.wordpress.com/foresight-diamond/
Tabarly, S. et Honegger, A. (2009). Le développement durable, approches géographiques. Prospective et scénarios : des méthodes pour simuler et préparer l’avenir. Géoconfluences.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/DevDur/DevdurFaire4.htm